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Interview croisée de Pierre-Marie Lebrun et Jean-Louis Salomez

Interview de Jean-Louis Salomez, Professeur de santé publique et président de la Conférence Régionale de la Santé et de l’Autonomie (CRSA) Nord – Pas-de-Calais et Pierre-Marie Lebrun, Président du Collectif Interassociatif sur la Santé Nord-Pas-de-Calais (CISS) et vice-président du CISS national.

« La parole des usagers existe et ne peut plus être ignorée », Jean-Louis Salomez.

Première chose, comment définiriez-vous la « démocratie sanitaire ? »

JLS : il y a une grande ambiguïté en France sur le terme de « démocratie sanitaire ». Dans la loi Kouchner, l’article ayant trait aux droits individuels du patient a été intitulé « démocratie sanitaire ». Or, on utilise le même mot pour deux concepts très différents : les droits individuels des patients et l’expression collective face aux politiques de santé, au débat démocratique. Derrière ce terme, tel que je l’entends, il y a deux modèles : un premier basé sur la parole donnée aux usagers et aux citoyens, et un second, répandu dans pas mal de pays dont la France, où l’ensemble des parties prenantes de la société est amené à participer au débat et à donner un avis. Cette ambiguïté fait que l’on ne sait pas toujours bien de quel aspect du sujet on parle.

PML : je suis d’accord avec Jean-Louis Salomez, la démocratie sanitaire ne recouvre pas seulement les droits des usagers, c’est bien plus profond que ça. C’est l’idée qu’au-delà de la démocratie représentative classique, conduite par des élus, on admet que des citoyens, regroupés sous différentes formes, puissent débattre des orientations politiques et participer plus pleinement encore au débat, en ayant une délégation pour cela. On peut rapprocher la démocratie sanitaire de la démocratie sociale, de la vie syndicale : comment, par délégation, on écoute l’avis des gens. Alors, pourquoi le fait-on pour la santé ? Car il est demandé à chacun de devenir « acteur » de sa santé, or on comprend bien que pour être « acteur » il faut être un peu éclairé et pouvoir débattre. Dans la loi HPST[1], il y a eu un petit effort pour ordonner la partie collective du respect des droits. On a ré-insisté sur certains droits, on a reprécisé les missions de certaines instances, comme les CRSA[2]. Ce qui a permis de redonner un élan à leur fonctionnement.

Comment fonctionnent les instances de démocratie sanitaire en région ?

JLS : il y a deux façons de faire qu’on ne peut pas opposer parce qu’elles sont très liées : la démocratie participative et la démocratie consultative. En démocratie participative, on demande d’élaborer un projet, de faire des propositions. Les instances de démocratie sanitaire telles qu’elles ont été créées par la loi HPST, relèvent de la démocratie consultative. Il y a possibilité de faire des propositions, mais il n’est pas inscrit que nous devons créer. Dans la réalité, c’est plus complexe dans la mesure où les gens qui nous consultent ont bien compris que si la consultation ne s’accompagne pas d’un peu de participation, il y a un risque important que des avis négatifs soient émis. D’ailleurs, à chaque fois que la CRSA a eu l’occasion de le faire c’est parce que la concertation d’amont n’avait pas été suffisante. Les instances de démocratie sanitaire structurées, type CRSA, présentent une énorme hétérogénéité de fonctionnement au niveau national. Et dans ce contexte, le débat régional fonctionne particulièrement bien.

PML : bien entendu, certaines parties prenantes n’ont pas vraiment besoin du fonctionnement de la démocratie sanitaire pour exercer leurs pressions diverses et variées sur le système de santé. En revanche, le groupe des usagers est sans doute celui qui a le plus besoin de cette démocratie consultative pour faire entendre ses positions, et qui tente par tous les moyens de la faire évoluer en démocratie participative.

Quel bilan tirez-vous de la démocratie sanitaire en région depuis 5 ans ?
JLS : je pense que c’est très « personne dépendante ». La qualité du dialogue dépend largement de la nature et de la volonté des acteurs. J’en parle, car j’ai eu l’occasion de rédiger un rapport national et de voyager. Tout dépend comment on s’approprie la mission. Il y a un hiatus total entre les anciennes CRS et la CRSA. Ce qui a rendu crédible la démocratie sanitaire, c’est l’obligation réglementaire qu’ont les ARS de nous soumettre leurs politiques, toutes politiques, et aussi le fait que nos avis soient rendus publics. Ce qui n’existe d’ailleurs pas au niveau national. De fait, les CRSA se sont emparées de ces questions et rédigent des avis circonstanciés, structurés et argumentés. Étant argumenté et mis sur la place publique, un avis a une portée beaucoup plus importante.
PML : de manière plus large, une forme de démocratie sanitaire s’exerce au niveau des établissements et des services avec les CRUQPC[3], où les usagers font entendre leur parole. Par ailleurs, on ne peut pas oublier l’Assurance Maladie quand on évoque ce sujet. Cet organisme gère la plus grosse partie du budget santé de ce pays. Et ce, sans être de la démocratie sanitaire à proprement parler, mais plutôt de la démocratie sociale adaptée aux organismes de sécurité sociale. À l’Assurance Maladie, au niveau de la CNAM[4], dans la mesure où il y a effectivement consultation et avis sur un certain nombre de textes, on est bien dans de la démocratie sanitaire, certes avec des participants différents d’une CRSA, mais c’en est.

Le consensus est-il souvent atteint lors des débats de la CRSA ?
JLS :
la démocratie, ce n’est pas le consensus, c’est l’expression de l’ensemble des avis. Ce qui peut se dégager ce sont des avis majoritaires. Mais ce n’est pas forcément le cas, ni souhaitable. Un exemple très concret : le schéma d’organisation des soins. Sur la place respective donnée au secteur privé au secteur public, il est évident que les différentes fédérations peuvent avoir des avis très opposés. Nous ne sommes pas dans une logique de vote d’un texte. La démarche n’est pas d’atteindre une majorité à 50 %, mais d’atteindre l’expression d’une forme de synthèse et de rendre des avis qui reflètent l’ensemble des positions.

PML : la question des leaders de la démocratie sanitaire est centrale. On a beau avoir les meilleures structures consultatives du monde, faut-il encore les animer et les faire vivre. Ce qui explique les différences de qualité des débats entre les régions. En ayant le même texte de loi, on peut en faire des choses finalement assez différentes. On est sur du consultatif, ce qui peut fonctionner de plusieurs manières. A minima, on consulte sur tel ou tel sujet de façon formelle. Ou alors, on consulte de manière bien plus large, avec des phases en amont qui donnent lieu à un dialogue plus riche, plus profond. Et la richesse de cette consultation se mesure non seulement à la qualité et la personnalité du consulté que dans celles du consultant.

Est-ce que certains acteurs sont plus actifs que d’autres dans le débat ?
JLS : ce qui est intéressant dans l’évolution historique, étant dans ma cinquième année de CRSA, c’est qu’assez rapidement j’ai vu disparaitre les intérêts particuliers de l’univers des représentations d’usagers. Certes, des compétences particulières sont activées selon les domaines étudiés. Lors des débats auxquels j’assiste, on ne sait plus à quel titre les gens sont là. Ils ne viennent pas uniquement pour défendre leur pathologie, leurs intérêts. Il y a une appropriation collective de la parole des usagers par les représentants. Ce qui montre qu’il y a une forte appropriation de la fonction, une formation, c’est un phénomène extrêmement intéressant.
PML : je pense que tu as raison. Et d’ailleurs, il revient aux usagers de s’organiser pour mettre en œuvre un lobbying suffisant. Cette appropriation collective des sujets par les représentants des usagers est l’aboutissement d’une démarche longue. Avant les CRSA, il y a eu les CRS[5] et le président de l’époque a beaucoup poussé à ce que les usagers s’organisent pour parler d’une seule voix de sujets qui dépassent leur intérêt propre. Jusque-là, chaque association défendait les intérêts de sa pathologie.

Diriez-vous que la CRSA a influencé les politiques sanitaires régionales ?
JLS :
pour un certain nombre de points, clairement oui. Sans pour cela imaginer que l’on maîtrise tout, loin de là. Mais oui, à notre demande, nous avons vu plusieurs programmes et schémas modifiés, voire réécrits. En matière de CSOS[6] sur les autorisations des équipements, les avis sont concordants à 90 % avec notre propre avis. Ce qui est fondamental, c’est que notre consultation est inscrite dans la loi. La santé est quand même le seul univers où cela existe. Il n’y a aucun autre champ où obligatoirement toute politique doit être soumise au préalable à un avis démocratique public.
PML : dans l’environnement c’est aussi le cas.
JLS : certes, mais il n’y a pas d’obligation à une consultation systématique. On a rendu plus de 40 avis en quatre ans. Soit autant de rapports structurés et argumentés.

Quelles sont les limites actuelles du fonctionnement de la démocratie sanitaire en région ?
JLS : Concernant les instances, nous nous prononçons souvent sur des orientations, des stratégies. Or on sait très bien que le véritable enjeu réside dans la mise en œuvre et les moyens. Dans certains secteurs, notre marge de manœuvre et d’influence est limitée parce que les programmes qu’on nous présente ne vont pas toujours sur le champ de l’opérationnalité.

Comment favoriser un réel débat, riche ?
JLS : Pour que cela fonctionne, il faut garder en tête qu’il n’y a pas de monopole de telle catégorie de partie prenante sur un sujet. Et que tout dossier, toute politique doit faire l’objet d’une lecture transversale, même les sujets hyper techniques. À la CRSA, systématiquement, on pose la question de ce qu’en pense l’ensemble des parties prenantes. Ce qui permet parfois de décaler certains enjeux et une acculturation des uns aux problématiques des autres. Même si l’interpénétration entre le sanitaire et le médico-social n’est pas complète, il se passe des choses. C’est positif, car cela concourt au développement de cette culture de démocratie sanitaire. L’objectif de la démocratie sanitaire est aussi d’avoir des regards décalés, des regards différents sur certains sujets, y compris techniques. Ce qui permet toujours de poser la question du faux Candide, extrêmement importante.

Comment renforcer la démocratie sanitaire ? En donnant plus de pouvoir aux instances ?
JLS :
dans la région, le directeur général de l’ARS assiste à toutes nos plénières, il y a une vraie collaboration. Ce n’est pas le cas partout en France. Nous avons pu faire retirer des programmes, modifier des SROS[7], cela fonctionne. On est une instance consultative placée auprès d’une autorité administrative. Nous devons donc avoir des liens privilégiés avec l’ARS. Si on les perd, on perd notre légitimité. Mais inversement, la marge de progrès est d’aller un peu plus loin que notre simple mission d’avis vis-à-vis de ce que fait l’ARS. Et de devenir une sorte de « parlement de la santé en région », une expression à prendre avec des pincettes, car nous ne sommes pas élus. Nous pourrions devenir une instance privilégiée de débat sur l’ensemble des questions de santé dans les régions. Et ça, on n’a pas encore réussi à aller jusque-là. En dehors d’un cercle d’initiés, personne ne nous connaît. Les médias ne nous connaissent pas. Et il n’y a pas forcément de volonté à ce que l’on occupe cette fonction, des politiques eux-mêmes, qui ne seraient pas forcément favorables à ce qu’il y ait un grand système un peu autonome, démocratique qui existe et qui vienne à critiquer éventuellement. La logique serait, à terme, que l’on donne un avis sur les politiques mises en œuvre dans le champ de la santé, et j’y inclus le champ du médico-social géré par les départements, mais aussi les politiques du plan santé travail, du plan santé environnement, qui ne sont pas pilotées uniquement par l’ARS, mais bien aussi par l’État et les collectivités. On est un peu borné dans nos limites et on n’a pas encore réussi à devenir incontournable. On aura vraiment gagné quand, sur un sujet de santé, les journalistes demanderont systématiquement ce qu’en pense la CRSA.

Quelle lecture faites-vous du projet de Loi Touraine ?
PML
 : il y a un affichage au début du texte. Il y a un article sur la stratégie nationale de santé, dans lequel tous les acteurs de la démocratie sanitaire sont bien identifiés. Après, dans le reste de la loi, c’est moins riche. Mais il y a quelques avancées : le fait que les usagers figurent dans la majorité des grandes instances, dans les établissements avec un renforcement des pouvoirs des usagers dans les CRUQPC. Mais, entre ce qu’avait préconisé Claire Compagnon dans son rapport et le projet de loi, il y a une vraie différence. Cela se passe toujours comme ça. On avance en crabe, un jour cela avance sur les établissements, un jour sur les instances… Au moins on ne recule pas. Il y a une avancée avec les actions de groupe, désormais possibles.

JLS : oui, on ne recule pas. Si vous voulez tuer la démocratie sanitaire, demain il y a un décret qui dit que les ARS n’ont plus besoin de consulter les CRSA et on meurt du jour au lendemain, dans la plus grande indifférence. Il faut être clair, même si notre influence est limitée, elle existe. Comme la parole des usagers est désormais beaucoup plus audible. En gros, l’histoire de la prise de parole des usagers est très liée au sida, et à l’action des malades et des proches, avec l’émergence d’un vrai militantisme dans les années 80. Si les choses ont avancé, c’est bien parce qu’il y a eu des activistes et des gens pour s’exprimer. Dans le handicap aussi, l’activisme de gens des « Papillons blancs » par exemple a vraiment structuré la parole. Comme on a vu des débats publics émerger du fait de l’action des usagers, dans le domaine de l’autisme par exemple.

Comment voyez-vous l’avenir ?
JLS
 : la société fait que, du fait des médias, la parole des usagers existe et qu’elle ne peut plus être ignorée. Il y a une montée globale de la parole des usagers. Même si cette parole pourrait être mieux construite, elle existe. On dit « la loi ne précède pas la société, elle la suit ». L’expression d’un sentiment démocratique peut faire bouger les choses, j’y crois, profondément. Mais il faut de la mobilisation. Si l’ensemble d’un collectif se mobilise sur différents thèmes, là, cela peut faire bouger les lignes. C’est important qu’il y ait une forme de solidarité entre les acteurs sur l’ensemble des thèmes, usagers ou non. Et là, ça va de mieux en mieux. Mais il y a du boulot, car les gens sont repris par leur quotidien. Et puis cela s’apprend, la démocratie sanitaire, il faut entrer dans le processus. Mais je vois des échanges entre des univers qui n’ont habituellement que des négociations. Cela permet un débat plus large. Et on arrive parfois à des consensus intéressants.

P-M L : c’est vrai que ceux qui se sont battus sur le sida ont déblayé le terrain pour les autres. Dans le domaine du cancer, il y a eu une nette influence des acteurs du sida sur ceux du cancer dans la façon de se comporter. Les associations de patients étaient souvent dirigées par des médecins, les usagers ont progressivement mis la main sur les choses. Quelque chose est en marche.

[1] Loi HPST : loi « Hôpital, patients, santé et territoires », du 21 juillet 2009

[2] CRSA : conférence régionale de santé et de l’autonomie

[3] CRUQPC : commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge. Créées par la loi du 4 mars 2002 dans chaque établissement de santé public ou privé, les CRUQPC associent les représentants des usagers au fonctionnement des établissements de santé.

[4] CNAM : Caisse nationale d’assurance maladie.

[5] CRS : conférences régionales de santé, qui ont été transformées en CRSA par la loi HPST

[6] CSOS : commission spécialisée d’organisation des soins. La CSOS est l’une des commissions de la CRSA.

[7] SROS : schéma régional d’organisation des soins

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